III-3 : LES INDEPENDANCES ET LA ‘’FRANCAFRIQUE’’
Les indépendances africaines doivent être comprises comme une période charnière entre la colonisation et la françafrique. Elles se situent entre 1958 et 1975 avec l’indépendance de l’Angola, colonie portugaise. Il est intéressant d’examiner de plus près comment l’Européen en quittant l’Afrique avait piégé le terrain afin d’y revenir sous une autre forme mais avec la même intention : l’exploitation économique du continent au détriment des populations locales.
Les indépendances des pays africains précipitent le départ des colons vers leurs pays d’origine. C’est donc aux Africains de prendre en main le destin du continent. Certainement, ils en ont la volonté et sont tous enthousiastes : pour la plupart, ils ont fréquenté l’école des Blancs, certains sont mêmes plus blancs que les Blancs. Tout de suite, ils doivent agir. Or, l’indépendance exige les moyens pour exister et résister.
Mais dans quel état sont-ils, eux et les populations au lendemain de la ‘’ fin’’ de la colonisation ? Quel est l’héritage de la colonisation ? Cet héritage est-il une chance ou un poids pour ces jeunes Républiques ?
Pour les nouveaux dirigeants, la question la plus ardue était de savoir comment créer les conditions pour un développement autocentré qui soit avant tout au service de la population. Les structures économiques laissées par les Occidentaux obéissent à l’économie extravertie, c’est-à-dire, qu’elles devaient avant tout servir la métropole. En effet, durant toute la colonisation, les Occidentaux ont forcé des populations locales à travailler dans de grandes plantations de produits d’exportation (cacao, de canne-à-sucre, café, caoutchouc, banane…). Tous ces produits sont transformés en Europe. Donc, tout le système mis en place, ainsi que les infrastructures (routes et voies ferrées..) obéissaient à cette logique.
Il est aussi important de noter que le développement de l’agriculture industrielle s’est fait au détriment de l’agriculture vivrière, car de moins en moins d’Africains travaillent dans leurs propres exploitations agricoles. Par conséquent, s’est développée déjà une forme de dépendance alimentaire. Car les populations, retenues dans des plantations, loin de chez elles, sont nourries essentiellement avec les aliments importés d’Europe. La consommation de tsamba1, par exemple, est largement réprimée au profit des boissons européennes. Créer de nouveaux besoins, imposer un nouveau mode de consommation et maintenir la population dans la dépendance étaient entre autres, les objectifs des colonies considérées comme d’excellents débouchés par le colonisateur.
Donc, pour les nouveaux dirigeants, la tâche est rude et presque perdue d’avance, car ils n’ont pas les moyens financiers de transformation des produits agricoles et de modification des besoins de consommation.
Comment stopper en un si bref laps de temps la dépendance sous toutes ses formes que les Occidentaux ont érigés durant des siècles ? Pour ces nouvelles Républiques, l’impasse est totale. Face au verrouillage du système imaginé et conçu par les Européens, les cris de joie se transforment en cris d’amertume. Il faut l’avouer, on ne pouvait pas du jour au lendemain s’installer à la tête d’un système, sans en connaître les codes. Quelle qu’ait pu être la bonne volonté tout ne pouvait que crouler. Et les seuls qui connaissaient ces codes, les Blancs étaient revenus en Europe.
Ce n’est donc pas un hasard si les pays qui ont eu la vie sauve dans les trente années qui ont suivi l’indépendance, sont ceux où les dirigeants étaient assez lucides et avaient gardé les colons sur place en tirant un trait sur le passé colonial. C’est le cas du Gabon et de la Côte d’Ivoire. Les autres pays ont tout simplement sombré.
Dans les pays qui sombrent, il y a, sans qu’on le dise réellement, la nostalgie du passé, le passé avec le colon. Comment aurait-il pu en être autrement étant donné que psychologiquement la dépendance, même refoulée, ne pouvait que refaire surface. C’est tout le mécanisme du conditionnement qui fonctionne tel qu’il avait été prévu par le colon. C’est là qu’il est capital de se pencher sur un point qui a échappé à nos pères : l’identité ou l’identité nationale.
L’esclavagiste, puis le colonialiste, pour exploiter au mieux l’Africain avait commencé par détruire son identité, ce qui le caractérise, ce à quoi il croit (ses puissances, ses réflexes, sa mentalité, toutes ses capacités, ses valeurs, ses dieux…) en un mot, son monde. Même nos premiers présidents sans le savoir étaient en dehors de leur monde. Dès l’instant où le ‘’logiciel’’ de l’homme noir avait été détruit et remplacer par la pensée occidentale, toute stratégie inventée n’était plus naturelle pour l’Africain. Par conséquent, nos pères voulaient bâtir un nouvel avenir pour le continent mais avec un logiciel occidental. C’était voué à l’échec. Mais, le savaient-ils ? Sans doute non. L’Africain est entré contre son gré dans « le monde des Blancs » et a été condamné à penser comme lui : il n’y a pas de doute, sur ce terrain, c’est le propriétaire du ‘’logiciel’’ qui sera gagnant.
Après les indépendances, le premier devoir aurait été la remise en cause du monde des Blancs dans lequel les Africains étaient et qui ne leur appartenaient pas. Cette remise en cause allait, en fait, aboutir à la reconquête d’un monde africain, tel qu’il devait être confronté au monde réel pour un développement intégral équilibré. Ceux qui ont mieux décelé le piège du système, les Asiatiques, s’en sortent. Et ceux qui n’ont rien compris, les Africains, s’embourbent dans un monde où tout est codé par les Occidentaux. Il reste un fait : l’Européen les avait cloisonnés dans un système tel qu’aucune tentative de remise en cause n’était possible. C’est ce que nous enseigne le mythe de la caverne de Platon : admirer les apparences avec la certitude qu’on est en face du réel. Le seul réel possible dans le cas de l’ancien colonisé c’était le monde tel que le colonialiste l’avait imaginé. C’est là qu’on voit toute la puissance de l’identité et la différence entre un peuple qui a perdu son identité et celui qui a son identité par le jeu d’orientation dans le monde imaginé ou imaginaire et le mode réel ou vécu.
Il ressort donc que très tôt, même fiers de leur indépendance, les Africains étaient dans l’attente psychologique du retour de l’homme blanc afin de déverrouiller un système complètement bloqué.
De leur côté, les Européens chassés du continent se retrouvent dans un système complètement nouveau, car depuis plus de cinq siècles leur structures économiques dépendent directement ou indirectement de l’extérieur. Sans compter toutes ces familles qui ne sont plus revenues en Europe depuis des siècles. Pour elles le déchirement est total. Il faut ajouter à cela tous les investissements réalisés et en cours sur le continent africain. Pour ces raisons, et beaucoup d’autres, les indépendances sont une sorte de blocus dont il faut se débarrasser, quel qu’en soit le prix.
Soit, il fallait négocier le retour : ce qui avait peu de chance de passer au niveau de l’opinion africaine trop fière de sa liberté nouvellement acquise. Soit, il fallait trouver des collaborateurs africains qui seraient au service des Etats européens. Mais pour que cela fonctionne, il fallait que les corrompus accèdent à la sphère du pouvoir. De fait, les puissances européennes mettent en place des stratégies pour parvenir à ces fins. C’est tout le sens de la françafrique2 qui consiste à embaucher quelques leaders africains à l’Elysée et à leur garantir un avenir politique dans leur pays, à condition qu’ils travaillent au profit des intérêts français ou occidentaux dans une soumission et obéissance absolues. Condition sine qua non pour demeurer au pouvoir. Le cas de Bongo, Houphouët, Mobutu, Sassou et autres sont trop connus.3 Mais nous connaissons aussi les cas de Sankara, Lissouba, Kabila et autres.4 Depuis plus de quarante ans, c’est le schéma que la France a mis en place ; peu importe si, pour cela, il faut s’asseoir sur les Droits de l’homme et l’indépendance des pays africains. Le triomphe de ce schéma a marqué le retour des Occidentaux sur le continent. Ce retour a sonné aussi la fin des indépendances des pays africains qui n’ont plus que leurs hymnes nationaux et leurs drapeaux.
Pour résumer, les colonialistes ont donné l’indépendance sans code indispensable pour le fonctionnement du système aux pays africains ; la françafrique a ôté l’indépendance tout en laissant les drapeaux et les hymnes. Si l’esclavagisme et le colonialisme sont des systèmes effroyables, la françafrique a adouci la violence, mais dans certains cas, elle alimente des nombreuses guerres civiles, responsables des massacres de populations.
Les structures de l’économie extravertie existent encore et tiennent bien en place. Elles fonctionnent avant tout pour les Occidentaux. Elles tiendront encore pour longtemps, car la stratégie est de donner l’impression que les structures ont été modifiées. Elles tiendront encore longtemps tant que l’Africain fonctionnera avec un ‘’logiciel’’ qui n’est pas le sien. Ce ‘’ logiciel’’ qui vise à l’intégrer dans un modèle du développement imaginé et conçu pour les Occidentaux au nom de la mondialisation. En jouant sur ce terrain, c’est presque sûr, l’Afrique n’occupera que la dernière place sur l’échiquier international. Loin de comprendre cela, les dirigeants africains, conseillés par les Occidentaux qui ont la certitude d’avoir le modèle de développement le meilleur du monde s’acharnent à l’appliquer aux sociétés africaines. Nous savons qu’au nom de ces certitudes, des ravages on été enregistrés partout en Afrique et, en faisant du copier-coller, l’Afrique ne décollera pas. En un mot, le problème est avant tout culturel (identitaire), là où tout avait commencé.
1 Boisson locale
2 Mot donné à la nature des relations entre la France et ses ex-colonies en Afrique, relation de pillage du continent et de corruption des dirigeants africains
3 Les Noirs de l’Elysée, titre d’un ouvrage de Calixte Baniafouna
4 Ceux qui ont tenté de dénoncer la Françafrique sont, soit assassinés, soit chassés du pouvoir